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LES ESCLAVES
(Extraits de Le Grand Saint du Grand Siècle : Monsieur Vincent.
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Par Pierre Coste - Prêtre de la Mission - Tome II).
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Saint Vincent voyait plus loin que Marseille. Au delà, de l'autre coté de la Méditerranée, sur les côtes de Barbarie, d'autres malheureux souffraient sous la cruelle domination des Turcs, parfois même des renégats. Ils tournaient souvent les yeux vers leur patrie d'origine, attendant du secours, et le secours leur vint. Celui qui avait tendu sa main bienfaisante aux galériens ne les oublia pas.
Le nom de Barbarie désignait, au XVII° siècle, les pays de l'Afrique du Nord baignés par la Méditerranée. Le Maroc, l'Algérie, la Tunisie, la Tripolitaine en faisaient partie. Les Turcs étandaient leur domination sur ce vaste territoire et de là défiaient les nations chrétiennes, dont ils entravaient le commerce et la navigation par leurs incessantes pirateries. Montés sur des navires rapides et bien armés, ils sillonaient les mers, faisaient la chasse aux embarcations qu'ils rencontraient, les pillaient, massacraient ceux qui tentaient de se défendre et conduisaient les autres en esclavage. Ils descendaient souvent sur les côtes d'Espagne, de France ou d'Italie, s'avancaient à l'intérieur des terres, pénétraient dans les maisons, faisaient irruption dans les couvents, où de pieuses filles étaient venues chercher un abri contre les dangers du monde, puis remontaient sur leurs bateaux, les mains pleines de butin, poussant devant eux, comme un vil troupeau, les malheureux habitantys qui n'avaient pas eu le temps de prendre la fuite. Femmes, enfants, vieillards, personne n'était épargné. On les arrachait tous impitoyablement à leur foyer pour les transporter sur la terre étrangère et les mettre en vente dans quelque port de mer, sur la place du marché, là où, la veille, on avait débattu les prix de boeufs et de chevaux.
La scène changeait peu ; car les esclaves n'étaient pas traités autrement que les bêtes ; ils cessaient d'être des hommes pour devenir une marchandise. Dépouillés complètement de leurs habits, ils attendaient l'inspection habituelle. Les acheteurs s'approchaient, examinaient, s'assuraient que le corps était exempt d'infirmités, puis fixaient leur choix. L'esclave devait se prêter à toutes leurs curiosités. Il ouvrait la bouche pour laisser voir ses dents, trottait, courait, portait des fardeaux pour montrer sa force et son agilité.
Le calvaire de ses malheureux ne faisait que commencer. La plupart allait le continuer au bagne, où, retenus par des chaînes de fer et surveillés étroitement par de cruels geôliers, ils croupissaient dans une malpropreté sordide et repoussante. On comptait une vingtaine de bagnes à Alger, quatorze à Tunis, cinq à Bizerte, et dans chacun il y avait place pour deux cents, trois cents ou même quatre cents captifs.
Pour loger les esclaves, tout local était bon, même les étables. "Parmi les esclaves de ce lieu, écrivait-on de Bizerte à Saint Vincent, outre ceux des bagnes, j'en ai trouvé quarante enfermés dans un étable si petite et si étroite qu'à peine s'y pouvaient-ils remuer. Ils n'y recevaient l'air que par un soupirail fermé d'une grille de fer, qui est sur le haut de la voûte. Tous sont enchaînés deux par deux et perpétuellement enfermés, et néanmois ils travaillent à moudre du café dans un petit moulin à bras, avec obligation d'ne moudre chaque jour une certaine quantité réglée qui surpasse leurs forces. Certes, ces pauvres gens sont vraiment nourris du pain de la douleur, et ils peuvent bien dire qu'ils mangent à la sueur de leurs corps dans ce lieu étouffé et avec un travail excessifs. Peu de temps après que j'y fus entré pour les visiter, comme je les embrassais dans ce pitoyable état, j'entendis des cris de femmes et d'enfants, entremêlés de gémissements et de pleurs ; levant les yeux vers le soupirail, j'appris que c'étaient cinq pauvres femmes chrétiennes esclaves, dont trois avaient chacune un petit enfant, et toutes étaient dans une extrême nécessité".
Retirait-on les esclaves de ces écuries, le mot est du premier biographe de Saint Vincent de Paul, c'était pour labourer la terre, scier le marbre, ramer sur les galères, ou servir sur les vaisseaux qui allaient faire la chasse aux chrétiens. D'ordinaire, durant leur travail, quelle que fût la température, ils ne portaient qu'un caleçon. Les coups pleuvaient sur leur dos, et parfois avec une telle violence que la mort s'ensuivait, ou du moins que la pauvre victime restait infirme toute sa vie. Le travail fini, ils étaient reconduits au bagne, où, au lieu d'un repos bien mérité, ils trouvaient de nouvelles souffrances et même souvent les germes d'une maladie épidémique qui mettait fin à leur triste existence. La mort était souhaitée et saluée avec joie. Plusieurs n'avaient même pas la patience de l'attendre ; ils allaient au-devant par le suicide.
Sur les galères, les esclaves étaient employés à ramer. Quand, épuisés de fatigue, leurs bras ralentissaient ou s'arrêtaient, les comites frappaient sans merci. Dans certains cas, si, par exemple, on donnait la chasse à un navire ennemi, ou si on était poursuivi par lui, malheur à ceux qui faiblissaient ; les comites coupaient un nez, une oreille, abattaient même une tête d'un coup de hâche. Quelque mauvais biscuits ou une poignée de riz avec un peu d'eau douce, voilà tout ce qu'on donnait à ces pauvres captifs pour soutenir leurs forces abattues. Aussi, quand les galères rentraient au port, étaient-elles remplies de malades.
Le sort de ceux qui restaient à terre n'était pas plus enviable. "Si ces pauvres gens, écrit un témoin, souffrent de grandes misères dans leurs courses sur la mer, ceux qui sont demeurés ici n'en endurent pas de moindres : on les fait travailler à scier le marbre tous les jours, exposés aux ardeurs du soleil, qui sont telles que je ne les puis mieux comparer qu'à une fournaise ardente. C'est une chose étonnante de voir le travail et la chaleur excessive qu'ils endurent, qui serait capable de faire mourir des chevaux, et néanmoins que des pauvres chrétiens ne laissent pas de subsister, ne perdant que la peau, qu'ils donnent en proie à ces ardeurs dévorantes. On leur voit tirer la langue, comme feraient les pauvres chiens, à cause du chaud insupportable dans lequel il leur faut respirer. Le jour d'hier, un pauvre esclave fort âgé, se trouvant accablé de mal et n'en pouvant presque plus, demanda congé de se retirer ; mais il n'eut autre réponse sinon qu'encore qu'il dût crever sur la pierre, il fallait qu'il travaillât".
Telle était déplorable situation des pauvres esclaves de Barbarie quand Saint Vincent de Paul leur envoya ses missionnaires. Le sort de ceux de leurs nationaux qui gémissaient dans les bagnes de Barbarie ne laissait pas de préoccuper les rois de France. Vainement avaient-ils essayé, par les traités, de mettre un terme à la piraterie des Turcs. Les corsaires barbaresques passaient par-dessus ces sortes d'engagements. Sur la fin de règne, Louis XIII demanda à Saint Vincent de Paul d'envoyer de ses prêtres en Barbarie pour l'assistance corporelle et spirituelle des captifs, et donna dans ce but de 9 à 10.000 livres. La duchesse d'Aiguillon voulut prendre part à cette bonne oeuvre. Le 25 Juillet 1643 était signé le contrat par lequel elle établissait une maison de missionnaires à Marseille. Il était dit que le fondateur de la Mission enverrait en Barbarie, quand il le jugerait à propos, des prêtres de sa congrégation "pour consoler et instruire les pauvres chrétiens captifs"...
La Duchesse d'Aguillon avait acheté le consulat d'Alger pour le donner à la Congrégation de la Mission, et obtenu du roi que le supérieur général nommerait lui-même à cette charge. La mort de Lange de Martin lui donna la pensée, qu'elle exécuta, d'acheter aussi celui de Tunis. Son dessein était de prévenir toute rivalité, ou même tout désaccord, au moins durable, entre les consuls et les missionnaires, en les plaçant les uns et les autres sous une direction unique, celle du saint fondateur de la Mission.
La plupart des rachats se faisaient par commission. Les missionnaires n'étaient alors que des intermédiaires : leur rôle se bornati à recevoir l'argent envoyé des pays chrétiens et à le remttre aux patrons, qui, de leur côté, rendaient les esclaves en écahnge. Abelly estime que le nombre de captifs délivrés par les missionnaires entre 1645 et 1661 dépasse 1.200 et que la dépense faite pour leur rachat n'est pas loin d'égaler 1.200.000 livres. Saint Lazarre était le centre de cette oeuvre éminemment chrétienne : c'est là que convergeaient les offres et les demandes. Les envois étaient adressés de Paris au supérieur de l'établissement de Marseille, qui se chargeait des expéditions par mer jusqu'à la côte de Barbarie. Saint Vincent ajoutait le plus souvent aux sommes dont il était le simple dépositaire. C'était ou pour racheter les esclaves auxquels il s'intéressait le plus particulièrement, comme les prêtres, les religieux, les chrétiens dont la foi était le plus en danger, ou pour aider les plus pauvres de quelques aumônes. Les dames de la Charité lui donnèrent souvent pour ces malheureux captifs. En cela, comme en tout le reste, la plus généreuse fut la Duchesse d'Aguillon, qui fit même les frais d'un petit hôpital dans la ville d'Alger pour les pauvres esclaves malades abandonnés de leurs patrons.
Le service organisé par Saint Vincent, de Paris en Barbarie et de Barbarie à Paris, permettait aux familles d'avoir des nouvelles des esclaves et aux esclaves de connaître ce qui se passait dans leur pays. C'était pour eux, dans leur affliction, un doux réconfort et un puissant appui. Une lettre reçue les attachait aux parents, à la patrie et les arrêtait souvent devant l'apostasie, qui avait l'avantage de mettre fin à leur captivité, mais, en les retenant pour toujours sur cette terre infidèle, les séparait définitivement de tout ce qu'ils aimaient.
Si dans cette oeuvre charitable, Vincent de Paul eut un regret, ce fut de ne pouvoir s'y appliquer lui-même ; ce fut aussi de ne pouvoir l'étendre au Maroc et à la Tripolitaine. Ses missionnaires travaillaient avec courage, malgré les intempéries des climats, la haine et la cruauté des puissants. La pensée de leurs travaux et de leurs souffrances inspirait Saint Vincent de Paul quand il parlait à sa communauté.
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"Y a-t-il au monde de plus parfait ? Si l'amour de Dieu est un feu, le zèle en est la flamme ; si l'amour est un soleil, le zèle en est le rayon. Le zèle est ce qui est de plus pur dans l'amour de Dieu".
(zèle = ardeur, application, enthousiasme).
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